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Luxe : le petit business des modeuses chinoises
Le Point - Publié le 06/04/2015 à 11:25 - Modifié le 06/04/2015 à 16:30
On les appelle les "personal shoppers". Ils écument les magasins de luxe de la capitale pour revendre leurs trouvailles à de riches clients chinois.
Le sac Kelly d'Hermès. Le saint-graal des "personnal shoppers". © Wang Xiaoxi/ImagineChina/AFP
ALIX RATOUIS
L'épidémie prend de l'ampleur. Dans les chiquissimes boutiques du quartier de la Madeleine, des Champs-Élysées, de la rue du Faubourg-Saint-Honoré ou du Marais, le selfie touche à la pathologie. Voyez cette jeune Asiatique qui, d'un geste décidé, s'empare des plus belles et coûteuses pièces serrées sur les portants, s'engouffre dans une cabine, en ressort vêtue chaque fois d'une nouvelle tenue, l'iPhone à la main, et se mitraille. Crise de narcissisme aigu ? Du tout, mais une nouvelle manière de faire des affaires. À la chinoise.
Bienvenue dans le monde des personal shoppers où les informations ne sont lâchées que sous le couvert du travestissement des personnes. Soyez assuré que tous les prénoms cités sont d'emprunt et les portraits retouchés. Le business du personal shopper ? Mettre en ligne des photos d'accessoires ou de vêtements de luxe français sur des sites chinois, enregistrer les commandes, retourner en boutique acheter les objets du désir et les envoyer au client au nez et à la barbe de l'État chinois qui devra s'asseoir sur les taxes très élevées qu'il aime prélever sur les produits de luxe importés. Bien entendu, lepersonal shopper au passage réalise un bénéfice, mais son acheteur paiera toujours moins cher que s'il avait acquis la même pièce dans son pays. Jusqu'à 50 % moins cher parfois, car les marques étrangères, en Chine, sont gourmandes et appliquent par stratégie une politique de prix élevés. Mais c'est surtout pour les fashionistas le moyen d'obtenir des articles que les marques ne proposent à la vente qu'en France.
Ils sont un millier à écumer ainsi les temples de la mode parisiens, occasionnellement ou quotidiennement. 90 % sont chinois, les autres coréens ou japonais. Neuf sur dix sont des jeunes femmes de moins 30 ans, souvent des étudiantes. Depuis trois ans, leur activité augmente. Avec la baisse de l'euro, elle explose.
Originaire de Pékin, Liang a débarqué à la Sorbonne pour suivre un master en économie. Il a toujours aimé la mode et connaît ses couturiers sur le bout des doigts. Fervent lecteur de Vogue, dès l'adolescence, il harcèle son père expert-comptable et sa mère médecin pour leur soutirer de quoi satisfaire ses envies vestimentaires. Si à 14 ans comme tout adolescent il est fan de Nike, Levi's ou Adidas, à 17 ans ses goûts le portent vers Prada, Lanvin, Yamamoto. Ses parents hurlent lorsqu'il s'offre, tout hétérosexuel qu'il soit, sa première jupe de chez Comme des garçons. À Paris, une amie lui montre comment elle arrondit ses fins de mois en revendant des sacs Hermès et Chanel sur Weibo, un croisement de Facebook et Twitter. Il se lance en postant la photo d'un classique de chez Dior, la chemise homme à motif abeille. Six ans plus tard, il appartient à la poignée de personal shoppers les plus courtisés de la capitale.
Tapis rouge
La manoeuvre la plus délicate pour le personal shopper ? Investir la place, les prestigieuses boutiques Chanel, Dior, Lanvin..., ou multimarques à la pointe de l'avant-garde, comme L'Éclaireur ou Colette. Neuf fois sur dix, quand le personal shopper demande à prendre en photo un accessoire ou un vêtement, il essuie un refus. À moins de savoir mettre en valeur son potentiel. Montrer une patte blanche si possible couverte de bijoux sera bien perçu dans ces lieux où lorsque vous franchissez la porte les vendeurs vous scannent du regard et affichent un chiffre dans leur tête.
Liang a su convaincre, son oeil est sûr, son talent de relookeur incontestable. Tous ses amis savent maintenant s'habiller, car son plaisir est de faire partager "la vraie beauté". Il ne prend en photo les vêtements que sur cintre, afin de laisser place à l'imaginaire du client. Jonas, responsable d'un espace ne présentant que les créations de stylistes ultrapointus, a vu Liang multiplier son premier budget par quatre en six mois. Aujourd'hui, le jeune Chinois ne passe pas une commande à moins de 10 000 euros. Il n'est pas rare que ce chiffre atteigne 80 000 euros. Liang achète à Jonas de 300 à 400 pièces par an.
Avenue Montaigne, côté numéros impairs, les nez se tordent à l'évocation de ces acheteurs d'un nouveau genre, que l'on baptise "revendeurs", et dont on assure qu'ils ne sont pas les bienvenus. Liang sourit, l'avenue Montaigne est l'un de ses spots. Car partout on lui déroule le tapis rouge, il reçoit des MMS quand des pièces rares arrivent en boutique, on lui ouvre les portes en avant-première au moment des soldes.
Aux Galeries Lafayette, on ne fait pas tant de manières. S'il est impossible d'approcher les personal shoppers, qui veulent se tenir le plus éloignés possible du fisc et qui jamais ne montrent leurs visages quand ils se prennent en photo avec un vêtement, il est difficile de les ignorer : les responsables des espaces de marques de luxe les aident à photographier les articles. "Les personal shoppers représentent 60 % de ma clientèle", explique la délicieuse Marguerite, qui s'exprime dans un français parfait mâtiné d'un fort accent chinois. Le grand magasin est un terrain idéal pour ces acheteurs d'un nouveau genre, ils ont toutes les marques sous la main.
Les Chinoises sont des modeuses dans l'âme. "Elles sont curieuses et évoluent très vite, indique Jonas. Elles démarrent avec Balmain, Balenciaga, Céline, et en six mois passent à l'avant-garde, Paul Arden, CCP, Rick Owens, des stylistes qui pourtant ne communiquent pas." Les réseaux sociaux communiquent pour eux. Les jeunes Chinoises aisées suivent à la loupe les comptes des people et des blogueuses.
Pendant la Fashion Week, Marguerite a été très sollicitée. Il a suffi que la célèbre blogueuse Liuyuyi arbore ce top arachnéen en soie blanche (1 380 euros) pour que le lendemain, à midi, son rayon soit dévalisé par les personal shoppers. Chacun est reparti avec une taille différente. Marguerite veille à ne pas faire de jaloux, elle répartit les ventes de manière égalitaire, dresse des waiting lists. Elle a déjà recommandé douze exemplaires de ce top, que se partageront sept personal shoppers.
"Montrer qu'on est riche"
Il existe un lieu, cependant, hermétiquement fermé aux personal shoppers : Hermès, très strict sur son image de marque. Les "revendeurs" rejoignent la file d'attente de plus de quarante-cinq minutes dans laquelle patientent les étrangers, en majorité asiatiques, qui veulent accéder au rayon maroquinerie. S'ils demandent un sac Kelly ou Birkin, les stocks pour eux sont épuisés : "Revenez la semaine prochaine."
Liang n'a gardé dans son portefeuille de clients que les 500 plus riches, dont les exigences sont à la hauteur du jet privé qu'ils utilisent pour se déplacer. Cette femme de 45 ans, qui a bâti sa fortune dans l'immobilier, n'achète que les pièces qui existent à moins de six exemplaires, quand cet homme de 40 ans, un roi de la téléphonie mobile, refuse de s'intéresser à celles de moins de 6 000 euros. "En Chine, dans les affaires, il importe de montrer qu'on est riche, c'est ce qui permet d'établir la confiance", explique-t-il. Mais alors pourquoi recourir aux personnal shoppers et donc payer moins cher ? "Les riches sont radins", rapporte Liang. Bo, une fashionista connue de tous les stylistes du 3e arrondissement, nuance : "Les Chinois sont des malins, ils cherchent des ficelles, c'est culturel, ils sont snake."
Quand les personal shoppers à la petite semaine gagneraient entre 4 000 et 5 000 euros par mois, Liang, lui, émarge à 50 000 euros, parfois 150 000 au moment des défilés. Il travaille plus de 14 heures par jour, beaucoup la nuit, décalage horaire oblige. Il communique avec ses clients sur WeChat, le Skype chinois, a les cervicales fatiguées à force de rester penché sur son écran. Heureusement, il lui suffit d'un coup de téléphone pour que son médecin particulier vienne le soulager. Six personnes travaillent pour lui, dont trois - "des sans-papiers, ça coûte moins cher" - passent leurs journées à faire des paquets, car la marchandise est acheminée, tout simplement, par La Poste ou des services équivalents. Les clients virent l'argent sur l'un de ses cinq comptes en banque ouverts en Chine.
Liang a fini son orange pressée et s'apprête à quitter le café. Avant de réajuster son masque antipollution, il lâche : "Chez Hermès, comme Française, vous pouvez facilement avoir un sac Birkin. Si vous en obtenez un, je vous le rachète 3 000 euros de plus."
Luxe : le petit business des modeuses chinoises
Le Point - Publié le 06/04/2015 à 11:25 - Modifié le 06/04/2015 à 16:30
On les appelle les "personal shoppers". Ils écument les magasins de luxe de la capitale pour revendre leurs trouvailles à de riches clients chinois.
Le sac Kelly d'Hermès. Le saint-graal des "personnal shoppers". © Wang Xiaoxi/ImagineChina/AFP
ALIX RATOUIS
L'épidémie prend de l'ampleur. Dans les chiquissimes boutiques du quartier de la Madeleine, des Champs-Élysées, de la rue du Faubourg-Saint-Honoré ou du Marais, le selfie touche à la pathologie. Voyez cette jeune Asiatique qui, d'un geste décidé, s'empare des plus belles et coûteuses pièces serrées sur les portants, s'engouffre dans une cabine, en ressort vêtue chaque fois d'une nouvelle tenue, l'iPhone à la main, et se mitraille. Crise de narcissisme aigu ? Du tout, mais une nouvelle manière de faire des affaires. À la chinoise.
Bienvenue dans le monde des personal shoppers où les informations ne sont lâchées que sous le couvert du travestissement des personnes. Soyez assuré que tous les prénoms cités sont d'emprunt et les portraits retouchés. Le business du personal shopper ? Mettre en ligne des photos d'accessoires ou de vêtements de luxe français sur des sites chinois, enregistrer les commandes, retourner en boutique acheter les objets du désir et les envoyer au client au nez et à la barbe de l'État chinois qui devra s'asseoir sur les taxes très élevées qu'il aime prélever sur les produits de luxe importés. Bien entendu, lepersonal shopper au passage réalise un bénéfice, mais son acheteur paiera toujours moins cher que s'il avait acquis la même pièce dans son pays. Jusqu'à 50 % moins cher parfois, car les marques étrangères, en Chine, sont gourmandes et appliquent par stratégie une politique de prix élevés. Mais c'est surtout pour les fashionistas le moyen d'obtenir des articles que les marques ne proposent à la vente qu'en France.
Ils sont un millier à écumer ainsi les temples de la mode parisiens, occasionnellement ou quotidiennement. 90 % sont chinois, les autres coréens ou japonais. Neuf sur dix sont des jeunes femmes de moins 30 ans, souvent des étudiantes. Depuis trois ans, leur activité augmente. Avec la baisse de l'euro, elle explose.
Originaire de Pékin, Liang a débarqué à la Sorbonne pour suivre un master en économie. Il a toujours aimé la mode et connaît ses couturiers sur le bout des doigts. Fervent lecteur de Vogue, dès l'adolescence, il harcèle son père expert-comptable et sa mère médecin pour leur soutirer de quoi satisfaire ses envies vestimentaires. Si à 14 ans comme tout adolescent il est fan de Nike, Levi's ou Adidas, à 17 ans ses goûts le portent vers Prada, Lanvin, Yamamoto. Ses parents hurlent lorsqu'il s'offre, tout hétérosexuel qu'il soit, sa première jupe de chez Comme des garçons. À Paris, une amie lui montre comment elle arrondit ses fins de mois en revendant des sacs Hermès et Chanel sur Weibo, un croisement de Facebook et Twitter. Il se lance en postant la photo d'un classique de chez Dior, la chemise homme à motif abeille. Six ans plus tard, il appartient à la poignée de personal shoppers les plus courtisés de la capitale.
Tapis rouge
La manoeuvre la plus délicate pour le personal shopper ? Investir la place, les prestigieuses boutiques Chanel, Dior, Lanvin..., ou multimarques à la pointe de l'avant-garde, comme L'Éclaireur ou Colette. Neuf fois sur dix, quand le personal shopper demande à prendre en photo un accessoire ou un vêtement, il essuie un refus. À moins de savoir mettre en valeur son potentiel. Montrer une patte blanche si possible couverte de bijoux sera bien perçu dans ces lieux où lorsque vous franchissez la porte les vendeurs vous scannent du regard et affichent un chiffre dans leur tête.
Liang a su convaincre, son oeil est sûr, son talent de relookeur incontestable. Tous ses amis savent maintenant s'habiller, car son plaisir est de faire partager "la vraie beauté". Il ne prend en photo les vêtements que sur cintre, afin de laisser place à l'imaginaire du client. Jonas, responsable d'un espace ne présentant que les créations de stylistes ultrapointus, a vu Liang multiplier son premier budget par quatre en six mois. Aujourd'hui, le jeune Chinois ne passe pas une commande à moins de 10 000 euros. Il n'est pas rare que ce chiffre atteigne 80 000 euros. Liang achète à Jonas de 300 à 400 pièces par an.
Avenue Montaigne, côté numéros impairs, les nez se tordent à l'évocation de ces acheteurs d'un nouveau genre, que l'on baptise "revendeurs", et dont on assure qu'ils ne sont pas les bienvenus. Liang sourit, l'avenue Montaigne est l'un de ses spots. Car partout on lui déroule le tapis rouge, il reçoit des MMS quand des pièces rares arrivent en boutique, on lui ouvre les portes en avant-première au moment des soldes.
Aux Galeries Lafayette, on ne fait pas tant de manières. S'il est impossible d'approcher les personal shoppers, qui veulent se tenir le plus éloignés possible du fisc et qui jamais ne montrent leurs visages quand ils se prennent en photo avec un vêtement, il est difficile de les ignorer : les responsables des espaces de marques de luxe les aident à photographier les articles. "Les personal shoppers représentent 60 % de ma clientèle", explique la délicieuse Marguerite, qui s'exprime dans un français parfait mâtiné d'un fort accent chinois. Le grand magasin est un terrain idéal pour ces acheteurs d'un nouveau genre, ils ont toutes les marques sous la main.
Les Chinoises sont des modeuses dans l'âme. "Elles sont curieuses et évoluent très vite, indique Jonas. Elles démarrent avec Balmain, Balenciaga, Céline, et en six mois passent à l'avant-garde, Paul Arden, CCP, Rick Owens, des stylistes qui pourtant ne communiquent pas." Les réseaux sociaux communiquent pour eux. Les jeunes Chinoises aisées suivent à la loupe les comptes des people et des blogueuses.
Pendant la Fashion Week, Marguerite a été très sollicitée. Il a suffi que la célèbre blogueuse Liuyuyi arbore ce top arachnéen en soie blanche (1 380 euros) pour que le lendemain, à midi, son rayon soit dévalisé par les personal shoppers. Chacun est reparti avec une taille différente. Marguerite veille à ne pas faire de jaloux, elle répartit les ventes de manière égalitaire, dresse des waiting lists. Elle a déjà recommandé douze exemplaires de ce top, que se partageront sept personal shoppers.
"Montrer qu'on est riche"
Il existe un lieu, cependant, hermétiquement fermé aux personal shoppers : Hermès, très strict sur son image de marque. Les "revendeurs" rejoignent la file d'attente de plus de quarante-cinq minutes dans laquelle patientent les étrangers, en majorité asiatiques, qui veulent accéder au rayon maroquinerie. S'ils demandent un sac Kelly ou Birkin, les stocks pour eux sont épuisés : "Revenez la semaine prochaine."
Liang n'a gardé dans son portefeuille de clients que les 500 plus riches, dont les exigences sont à la hauteur du jet privé qu'ils utilisent pour se déplacer. Cette femme de 45 ans, qui a bâti sa fortune dans l'immobilier, n'achète que les pièces qui existent à moins de six exemplaires, quand cet homme de 40 ans, un roi de la téléphonie mobile, refuse de s'intéresser à celles de moins de 6 000 euros. "En Chine, dans les affaires, il importe de montrer qu'on est riche, c'est ce qui permet d'établir la confiance", explique-t-il. Mais alors pourquoi recourir aux personnal shoppers et donc payer moins cher ? "Les riches sont radins", rapporte Liang. Bo, une fashionista connue de tous les stylistes du 3e arrondissement, nuance : "Les Chinois sont des malins, ils cherchent des ficelles, c'est culturel, ils sont snake."
Quand les personal shoppers à la petite semaine gagneraient entre 4 000 et 5 000 euros par mois, Liang, lui, émarge à 50 000 euros, parfois 150 000 au moment des défilés. Il travaille plus de 14 heures par jour, beaucoup la nuit, décalage horaire oblige. Il communique avec ses clients sur WeChat, le Skype chinois, a les cervicales fatiguées à force de rester penché sur son écran. Heureusement, il lui suffit d'un coup de téléphone pour que son médecin particulier vienne le soulager. Six personnes travaillent pour lui, dont trois - "des sans-papiers, ça coûte moins cher" - passent leurs journées à faire des paquets, car la marchandise est acheminée, tout simplement, par La Poste ou des services équivalents. Les clients virent l'argent sur l'un de ses cinq comptes en banque ouverts en Chine.
Liang a fini son orange pressée et s'apprête à quitter le café. Avant de réajuster son masque antipollution, il lâche : "Chez Hermès, comme Française, vous pouvez facilement avoir un sac Birkin. Si vous en obtenez un, je vous le rachète 3 000 euros de plus."