Tu t’indignes, je filme.
Avec ces thèmes-là, qui que tu sois, tu tiens facilement un discours de deux heures. Mets-y le ton, surtout. Ne pas dire : « je veux que chaque SDF ait un toit », mais : « C’est une honte pour notre pays, de voir des pauvres gens dormir sous des cartons en plein hiver. C’est inadmissible ET JE NE L’ADMETTRAI PAS ! JE NE L’ADMETTRAI PAS !!! » (geste saccadé du bras). Ovation (normalement). Sarabande des oriflammes. Les caméras de ton parti font des gros plans sur des visages extatiques (jeunes, plutôt blancs. Non, pas elle, elle est grosse, pas lui il a l’air benêt).
Qu’à aucun moment les téléspectateurs ne pensent au comteTomasi de Lampedusa et à son Guépard : « Si nous voulons que tout continue, il faut d’abord que tout change ! ». Que tout change dans les discours et les apparences pour que tout continue. Ils doivent croire que la lourde charge de président n’est pour toi qu’un levier pour transformer la société. Que jamais ils ne devinent ta décision secrète de ne pas toucher au cœur du système car ton désir est d’abord, surtout ou uniquement d’entrer dans l’Histoire, d’accéder au trône de monarque avec cent et mille domestiques, des nuées de chevau-légers, des courtisans et courtisanes, les logements privés dans l’immense palais de l’Elysée, les résidences secondaires du Pavillon de la Lanterne à Versailles et du Fort de Brégançon, des honneurs, des escortes et l’immense pouvoir d’acheter les hommes à coups de maroquins ministériels, présidences de commissions, députations, nominations à des postes dans des organismes si variés et si nombreux que nul n’a su en dresser la liste exhaustive et qui vont d’Ambassadeur pour les pôles arctique et antarctique jusqu’à Chargé d’information en Corée du Nord, en passant par Conseiller de qui on voudra ou président d’un comité Théodule, pourvu que la sinécure ouvre droit à un salaire confortable, un bureau, une secrétaire, une voiture et une carte bleue.
Tu feras de la rue un club privé.
Il est d’usage que les bénéficiaires de la manne soient dispersés dans chacun des 100 départements (Hexagone et outre-mer) afin que partout des obligés courbent l’échine et chantent les louanges du Chef de l’Etat qui, dès lors, et en dépit des trahisons de ses promesses, pourra tranquillement visiter ses provinces sans autre escorte que cinq compagnies de CRS, 100 policiers en civil, 30 agents des RG, un hélicoptère géo-stationnaire et les casernes de gendarmerie de 3 départements qui tiendront à distance de ses yeux et de ses oreilles les braillards syndicalistes, les jeunes sans boulot, les étudiants sans un sou, les parturientes sans maternité, les professeurs aux classes surchargées, les chômeurs en fin de droits, les infirmières débordées, les postiers sous-payés, les paysans ruinés, les ouvriers victimes de licenciements boursiers, les caissières précarisées à temps partiel ou aux heures sup non payées et obligés de la fermer.
Seuls l’approcheront, cernés par des en-civils, les militants amenés par autobus de toute la région.
Ces privilégiés, déguisés en peuple pour la télé, seront préalablement décervelés par un des missiles du marchand d’armes Lagardère : Elle, Paris-Match, le journal du Dimanche, Europe 1, etc. A tout hasard, Vincent Bolloré (l’homme du yacht Paloma) aura fait intervenir Direct Soir, son quotidien gratuit et quelques chaînes de télé qu’il contrôle. Ne parlons pas de Bouygues avec TF1 et autres.
Tu ne tueras point, ou tu tueras. C’est comme tu le sens.
Donc, la camarilla des beaux esprits et des faiseurs d’opinion t’aura donné les clés de l’Elysée. Tu auras tout, et jusqu’à ce privilège grisant qui fut celui de César, baissant le pouce, et qui se décline aujourd’hui en pouvoir régalien d’aller faire tuer de jeunes Français dans des pays lointains pleins de poussière. A l’approche de la soixantaine, tu éprouveras cette excitation sexuelle paradoxalement provoquée par des paroles apparemment sans rapport, comme : « J’ai décidé de renforcer nos troupes en Afghanistan » ou : « En 2013, tous nos garçons seront rentrés à la maison » (traduction littérale de l’américain). Et, suprême jouissance, tu auras le droit d’aller te recueillir sur les cercueils, l’air compassé, grave, protégé par un cérémonial militaire qui fige les familles endeuillées et leur ôte l’idée de te sauter à la gorge.
Bien, le MEDEF est aux commandes.
Tu seras l’homme que la France des votants aura élu en mai 2012 parce que la finance, les sondeurs, la presse, l’auront voulu. Qu’importe si le sigle de ton parti le dit « populaire » ou « socialiste ». Les moqueurs, qui parlent d’UMPS savent que tu ne provoqueras aucune fuite clandestine de lingots d’or vers la Suisse.
Tu seras élu et que se poursuive le ronron, que continue à couler le robinet d’eau tiède, que ce pays soit tisane, qu’il prive ses enfants de ce qu’eurent leurs parents.
A moins que la rue…
La rue, monsieur, la rue... Parfois elle contredit les sondeurs, les analystes, les politologues, les économistes, les spécialistes (professeurs à Harvard, à l’ENA, à Sciences Po, à HEC, au Massachusetts Institute, à Cambridge, à Oxford…), les éditorialistes, les journalistes des JT de 13 H, de 20 H, de minuit, les virtuoses du prompteur, les animateurs de débats politiques (« Répondez rapidement, s’il vous plaît, on n’a plus le temps »).
Parfois, la rue n’en fait qu’à sa tête et n’écoute plus personne. Pas même Johnny Halliday et Yannick Noah, Jean-Marie Bigard et Pierre Arditi, Doc Gyneco et Gérard Darmon, ni Bernard Guetta, Alain Duhamel, BHL, Alain Minc, Elkabbach, Mireille Mathieu, les évadés fiscaux, les gloires en possible redressement fiscal, les pages saumon du Figaro, la droite égoïste, le centre mou social-démocrate. Pas davantage elle n’écoute ceux qui ont le cœur à gauche et le portefeuille à droite, ceux qui n’ont même pas de portefeuille parce que quelqu’un paie pour eux, toujours, partout. Il suffit de claquer les doigts.
Parfois la rue s’informe aussi sur Internet, loin des Saint-Jean Bouche d’or des médias ancestraux, des carriéristes de la politique, des bonimenteurs des JT, des m’as-tu vu des variétés, des apatrides (célèbres) en délicatesse (discrète) avec le fisc.
Parfois, la rue donne sa chance à la France et lui restitue sa grandeur.