DSK en plein polar ou en plein délire ?
LE MONDE du 17 mai 2011
C'était un paisible dimanche matin. Le chroniqueur musardait encore à la recherche de son sujet, hésitant devant les pointillés désordonnés de l'histoire immédiate. Reviendrait-il sur la polémique créée par Laurent Wauquiez à propos des bénéficiaires du RSA et du "cancer" de l'assistanat dont souffrirait le pays ? Après tout, comme disait Victor Hugo en 1849, ce jeune ministre "est comme un carreau de vitre, à travers lui on voit le président".
Ou bien s'interrogerait-il sur la démarche de Jean-Louis Borloo, qui n'est radical que par antiphrase, tant sa séparation d'avec l'UMP reste encore hésitante et ductile ? La lecture des gazettes dominicales ne s'avérait pas d'un grand secours. Le sondage à la "une" de la première édition du Journal du dimanche sur la "percée Hollande" ne faisait que confirmer la tectonique des dernières semaines ; quant au sondage du Parisien, il était chapeauté de ce titre sans appel : "Pas de dérapage pour DSK", après la controverse sur la désormais fameuse Porsche utilisée récemment par le patron du Fonds monétaire international (FMI).
Enfin le chroniqueur allume la radio. Et met de longues secondes à comprendre ce qu'il entend : Dominique Strauss-Kahn débarqué, par la police new-yorkaise, d'un avion à destination de Paris dix minutes avant son décollage, gardé à vue dans un commissariat de Harlem, accusé de tentative de viol et de séquestration par une femme de chambre de l'Hôtel Sofitel de Manhattan, où il a passé la nuit précédente...
Dès lors, au fil des heures et des commentaires, les mêmes adjectifs ne vont plus cesser de tourner en boucle : stupéfiant, confondant, consternant, invraisemblable, ahurissant, sidérant, troublant, attristant, inconcevable. La première secrétaire du Parti socialiste, Martine Aubry, a résumé cela d'une formule : "Un coup de tonnerre." Un coup de tonnerre, effectivement, de nature à foudroyer une vie, une ambition et le destin possible de celui qui apparaissait, jusqu'à présent, comme le plus solide et probable champion de la gauche pour l'élection présidentielle de 2012.
La présomption d'innocence s'impose en faveur du directeur général du FMI, d'autant plus, évidemment, que ce dernier plaide non coupable et conteste catégoriquement le témoignage de la jeune femme qui l'accuse. En pareil cas, on le sait, l'emballement médiatique est une machine redoutable, et parfois aveugle, comme Dominique Strauss-Kahn lui-même en avait fait les frais en 1999, lorsque la ténébreuse affaire de la MNEF l'avait contraint de démissionner du gouvernement Jospin, avant que la justice ne le lave de toute accusation.
De trois choses l'une, cependant. Ou bien les faits qui lui sont reprochés sont pure invention d'une affabulatrice. Mais la police new-yorkaise, qui, depuis plus d'une journée, a maintenu DSK en garde à vue, semble, de fait, écarter cette hypothèse. Ou bien Dominique Strauss-Kahn a été victime d'un piège, d'une machination digne d'un polar de John Le Carré. Il suffit de parcourir les sites Internet (français) pour constater que l'imagination est, là, sans limite. Les uns y voient une machination de la CIA contre l'euro, les autres l'oeuvre d'officines à la solde des banques américaines ulcérées par les mesures de régulation financières que le patron du FMI s'apprêtait à proposer dans quelques jours à Deauville, d'autres encore la main de quelque "cabinet noir" commandité par l'Elysée pour abattre un concurrent trop dangereux !
Ou bien, enfin, ces faits sont exacts, et nous plongent alors dans un scénario comparable au Bûcher des vanités de Tom Wolfe, qui, à New York précisément, voit une existence flamboyante basculer brusquement dans la déchéance, sur un coup de folie et une pulsion absurde. Par principe ou par gêne, l'on avait écarté - comme beaucoup - les rumeurs, ragots et commérages qui couraient sur le compte de Dominique Strauss-Kahn, cet insatiable séducteur. Ce donjuanisme, dont la violence physique semblait absente, ne relevait-il pas de sa vie privée et de la responsabilité d'un homme exerçant des fonctions éminentes, à Washington aujourd'hui, à Paris demain ?
A-t-on péché - et tous les responsables socialistes qui souhaitaient en faire leur candidat en 2012 ont-ils péché - par pusillanimité, aveuglement ou tartufferie ? La question est posée, inévitablement. Si le risque était réel, s'il était tel, comment le principal intéressé a-t-il pu le prendre ? Comment ses amis ont-ils pu ne pas s'en inquiéter, l'en protéger ou le dissuader ?
Quoi qu'il en soit, l'évidence s'impose des dégâts provoqués, dès à présent. A Washington, le FMI n'a pas traîné pour démontrer que personne n'est irremplaçable. Froidement, il a déjà tourné ou quasiment la page Strauss-Kahn et chargé son adjoint, John Lipsky, d'assurer l'intérim et de conduire les délicates discussions en cours sur la crise des dettes souveraines européennes ou sur les parités monétaires.
A Paris, c'est toute la scène politique qui se trouve chamboulée à un an de la présidentielle. Quoi qu'il advienne, les suites judiciaires américaines de cette affaire paralyseront Dominique Strauss-Kahn pendant des semaines, voire des mois. Même si, d'aventure, il y songe encore, il est plus qu'improbable qu'il puisse se présenter à la primaire socialiste d'ici au 13 juillet, date limite de déclaration des candidatures.
Ce sont donc toutes les lignes de force, toutes les alliances qui s'étaient organisées autour - ou contre - la candidature de DSK qui se trouvent remises en question. Il en va de même pour toutes les stratégies élaborées à l'Elysée pour se préparer à un duel final avec Dominique Strauss-Kahn. Le séisme est donc profond. Il est moins grave, cependant, que si le scandale avait éclaté pendant la primaire socialiste ou, pire, pendant la campagne présidentielle. Maigre consolation devant pareil gâchis !