Bataille sur le Net chinois contre la pollution de l'eau
LE MONDE | 28.02.2013
C'est une "adaptation chinoise d'Erin Brockovich", commente un internaute pour qualifier l'enquête citoyenne lancée depuis le 11 février sur la pollution des nappes d'eau par des industriels peu scrupuleux. D'autres ont repris sur leur compte Weibo, le Twitter chinois, l'affiche du film et son sous-titre :"Elle a remis une petite ville sur ses pieds et mis une énorme entreprise à genoux."
Ici, la ville s'appelle Weifang, dans le Shandong, province côtière de l'est du pays. Et le rôle d'Erin Brockovich est tenu par le journaliste d'investigation Deng Fei qui recueille les informations d'internautes sur les pratiques des usines de chimie et de papeterie soupçonnées d'injecter depuis longtemps leurs eaux usées dans les nappes profondes plutôt que de financer leur retraitement.
Ce "ponte" du magazine Phoenix Weekly, relativement indépendant, est aujourd'hui suivi par 3 millions de microblogueurs pour ses précédentes actions, sur la sécurité des cars scolaires ou la pollution des cours d'eau.
Cette fois-ci, Deng Fei demande aux citoyens de relever eux-mêmes les preuves de l'existence de ces puits de rejets sauvages. "La pollution des eaux sous terre est par définition invisible, peu d'informations sont disponibles. Mais, dès qu'on en parle, le sujet se répand, notamment grâce aux jeunes qui sont partis vivre en ville", constate M. Deng, en déplacement sur le terrain et joint au téléphone.
Avocats, journalistes et environnementalistes sont invités à unir leurs forces en appui à ces informations citoyennes. Un journaliste, Wang Wenzhi, rapporte ainsi avoir informé le Bureau de la protection de l'environnement de l'existence d'au moins trois "puits" autour d'un parc d'industries chimiques de Weifang, et fourni le détail de leur positionnement, leur profondeur, la période de creusement.
Un autre journaliste, Wang Yu, s'est rendu à Linqu, bourgade sous administration de Weifang où sont installées de petites usines d'aluminium. Les employés y admettent, selon lui, qu'il existe "des problèmes de déchargement sous-terrains sous différentes formes".
Un internaute, surnommé Wang, évoque une pollution similaire à Zibo, 80 km à l'ouest, connue des locaux depuis six ou sept ans : l'usine de plastique qui y est implantée rejetterait ses eaux dans les nappes phréatiques par le biais de canalisations, au point que les autorités ont dû installer des purificateurs d'eau spécifiques, dont l'accès est payant.
"INSTRUMENTS DE MESURE PAS DISPONIBLES..."
Des témoignages sur les cas de cancers se multiplient aussi. Une personne originaire de Weifang partie vivre à Shanghaï écrit à Deng Fei que "dans presque chaque maison on peut entendre une sombre histoire de cancer". "Ces messages ne semblent pas exagérés. Les gens décrivent la couleur et le goût de l'eau dans leur région, ils détaillent le nombre de décès dus à des cancers. Certains envoient photos et vidéos, c'est à peu près fiable", estime Deng Fei. Il n'y a de toute façon pas d'autre moyen de savoir. Bien que l'Etat ait récemment fait des progrès sur la transparence environnementale : 74 villes doivent publier leurs relevés de concentrations de particules fines dans l'air depuis le début de l'année et, en février, Pékin a reconnu l'existence de "villages du cancer".
Sur le plan local, en revanche, les officiels sont toujours suspectés de vérouiller l'information.
Le Bureau de la protection de l'environnement de Weifang a promis 100 000 yuans (12 000 euros) à quiconque fournira des preuves fondées de l'existence de puits, tout en se disant certain que personne n'y parviendra. Le problème n'existe pas, soutient le Bureau, qui aurait inspecté 715 entreprises.
"La réponse des autorités est incohérente. Elles disent avoir enquêté sur plus de 700 entreprises en deux jours !", déclare Deng Fei, qui a découvert que des patrons avaient été prévenus avant l'arrivée des enquêteurs et que les autorités locales sont allées voir le gouvernement pour lui demander de faire taire la presse. Et, lorsque des puits d'évacuation d'eaux usées sont signalés par les internautes, relate le journaliste, "l'enquête est retardée parce que les instruments de mesure ne sont pas disponibles..."